Entre les années que j’ai consacrées à l’éducation des chiens de compagnie, celles que j’ai passées à m’occuper des toutous d’un refuge, et celles passées auprès de mes chiens, je ne compte plus le nombre de bagarres de chiens auxquelles j’ai assisté. Elles sont toujours impressionnantes, mais au fil du temps, on apprend à distinguer celles qui seront sans conséquences et qui ne nécessitent aucune intervention humaine, de celles qu’il faut interrompre car elles peuvent dégénérer en conflit grave. Je vous rassure tout de suite : cette seconde catégorie est sous-représentée, le chien étant un animal aux capacités de communication très développées, qui utilise majoritairement le conflit ritualisé pour résoudre un problème. En gros, le chien « fait semblant », même si des petits coups de crocs peuvent laisser quelques traces au niveau de la gueule, des yeux ou des oreilles. Et comme il « fait semblant », il en rajoute beaucoup, et cela fait beaucoup de bruit, ce qui est très impressionnant pour le propriétaire novice.
Je trouve qu’on parle bien peu des conflits entre chiens, qui font encore très peur aux propriétaires aujourd’hui, alors même qu’ils font partie de l’éthogramme de tous les chiens. N’importe quel toutou peut se battre, même si certains sont plus expérimentés que d’autres, plus « bagarreurs » ou au contraire, plus inhibés, ne déclenchant une agression que s’ils se sentent vraiment menacés. Il y a des races telles que celles qui étaient employées pour le combat, qui ont tendance à dégoupiller plus facilement, d’autant qu’elles n’ont pas toujours les capacités de communication nécessaires pour éviter un conflit. Au contraire, il y a des races qu’on verra rarement se battre, car elles disposent de très bonnes compétences pour communiquer : il s’agit souvent d’animaux ayant été sélectionnés pour vivre en groupe, comme les Huskies ou les Beagles. Mais attention : cela ne veut aucunement dire que vous ne verrez JAMAIS ces chiens se battre. Je le répète, tout chien peut se battre à un moment ou à un autre de sa vie. Ce n’est pas ANORMAL, et un chien qui se bat n’est pas « méchant ». Il est simplement un chien.
Les humains aiment trouver des explications à tout, et ils ont du mal à lâcher prise en ce qui concerne un conflit entre chiens. Il leur faut comprendre à tout prix ce qui s’est passé, qui a commencé, qui est « coupable ». Or, le concept de « coupable » est on ne peut plus humain. On peut en vouloir au propriétaire, parce qu’il n’a pas tenu son chien en laisse par exemple, mais l’animal, lui, n’est pas responsable de ses actes. Il n’y a pas de « gentils » et de « méchants » chez les chiens, il y a juste des animaux qui éprouvent un malaise à un instant T et qui essaient d’y mettre un terme avec les moyens qu’ils ont à leur disposition. Et puis, n’oublions pas que, en agglomération, humains et chiens vivent les uns sur les autres. Ces conditions n’ont rien d’idéal pour une bonne entente interspécifique. Rien d’étonnant à ce que nos chiens perdent patience par moments.
Sauf exception (dyssocialisation, maladie, mauvaise génétique…), le chien n’est pas un animal violent. Avant d’enclencher le mode « bagarre », il déploie tout un arsenal de signaux de communication. Bien souvent, ce sont les humains qui déclenchent les conflits, parce qu’ils caressent un chien au mauvais moment (quand deux chiens se reniflent pour se saluer, ne les touchez surtout pas ! C’est un moment où la tension est forte, un geste parasite peut tout faire basculer), parce qu’ils tendent la laisse (une rencontre en laisse n’est pas nécessairement problématique si cette dernière n’est pas tendue), parce que les laisses s’emmêlent, parce que les propriétaires sont eux-mêmes extrêmement stressés, parce qu’un autre chien déboule à ce moment-là… Les raisons sont multiples. Tandis que sans intervention maladroite, les deux toutous se seraient probablement reniflés, puis auraient passé leur chemin après un petit pipi en bonne et due forme.
Si votre chien se bagarre occasionnellement avec certains congénères mais que ces conflits n’augmentent pas en fréquence et en intensité au fil du temps et surtout, que la morsure est correctement inhibée (pas de blessures nécessitant des soins vétérinaires), ne pensez pas qu’il est devenu une bête féroce et que vous avez raté toute son éducation. En réalité, cela n’a même pratiquement rien à voir avec l’éducation : même avec une bonne socialisation, il y a des caractères plus réactifs, plus soupe au lait, plus anxieux aussi, ce qui peut mener à des réactions agressives. Les mâles entiers ont également plus souvent tendance à se chercher des noises. Bien sûr, je ne parle pas des chiens qui attaquent tout ce qui bouge… là, il y a un sacré travail de rééducation à entreprendre et c’est tout à fait différent d’une bagarre occasionnelle. Dans tous les cas, chercher à tout prix un « coupable » est un non-sens en ce qui concerne nos amis les chiens. Les histoires de chiens devraient rester des histoires de chiens… et tergiverser pendant des heures n’effacera pas le petit poinçon à l’oreille de Tyson ou la griffure à la babine de Rustine. Les chiens sont des prédateurs munis de crocs, et nous avons tendance à l’oublier, ce qui n’est pas toujours dans l’intérêt de nos animaux.
Je ne dis pas qu’il faut tout laisser faire et ne jamais intervenir dans les interactions canines. Bien sûr qu’il faut savoir stopper une bagarre si elle va trop loin. Mais faire confiance à nos chiens pour communiquer avec LEURS congénères (encore une fois, je parle ici de toutous équilibrés), me paraît essentiel. Je vois beaucoup de personnes terrifiées à la vue d’un autre chien (peut-être ont-elles vécu une mauvaise expérience, ce qui dans ce cas est compréhensible), et je trouve dommage qu’elles les privent des contacts sociaux dont ils ont sûrement besoin (encore une fois, je ne parle pas pour TOUS les chiens, certains n’apprécient pas les autres toutous et c’est leur droit) par peur qu’une interaction dégénère. Accepter qu’un chien n’est pas une peluche, qu’il a des émotions, des humeurs, et que se battre fait partie de son répertoire comportemental, permet de l’accepter dans son animalité et de s’éloigner d’un pas de plus, de l’anthropomorphisme qui lui fait tant de tort.
Elsa Weiss / Cynopolis
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