J’aimerais partir avec toi.
Toi qui, tous les jours, passe devant le portail de mon jardin avec ton ami chien, toi qui, chargé d’odeurs nouvelles, me fais un peu rêver au monde extérieur.
Mais toujours, tu t’en vas, et avec toi mes rêves d’aventures. Je pleure un peu, je gratte le portail en vain, et je retourne, résigné, me coucher sur la terrasse.
J’étais tout petit quand je suis arrivé ici. Je me souviens d’un torrent d’attentions, de paires d’yeux scrutant tous mes faits et gestes. J’étais passionnant pour tous ces humains, grands et petits. J’allais partout avec eux, je me rappelle mille lieux et mille odeurs différents.
Au fil du temps, leur attention s’est détournée de moi. Je les sentais s’agacer quand je tirais sur ma laisse, mais les excursions se faisaient plus rares et le monde était si passionnant à découvrir que je ne pouvais pas retenir ma fougue.
Ils partaient, toute la journée. Ils rentraient fatigués. Les petits s’enfermaient dans leurs chambres et ne jouaient plus avec moi. On m’ouvrait le jardin, je faisais mes besoins si longtemps retenus. On me servait des croquettes que je mangeais sans plaisir. Je ressortais un peu, creusais un trou par-ci, par-là, mâchonnait un bout de bois. Le soir, quand la maison devenait silencieuse, j’allais me coucher sur le tapis, sans fatigue. Mes journées sont toutes ainsi désormais : absence, jardin, croquettes, nuit sans sommeil.
J’aimerais partir avec toi. Aujourd’hui, mes journées n’ont plus de saveur. J’aimerais retrouver les senteurs de la vraie vie, l’odeur du pain chaud en passant devant la boulangerie, l’effluve stimulante d’un chat qui s’enfuit sous mon nez, celles, si variées, laissées au bas des murs par tous les chiens du quartier. Je suis devenu invisible, j’erre dans la vie de mes humains sans plus de substance qu’un fantôme.
Laisse-moi vous suivre, ton ami chien et toi, je voudrais partager votre vie, vos jeux, vos promenades. Je voudrais vivre à nouveau. Demain, tu repasseras devant la maison. À nouveau, tu apporteras avec toi les riches odeurs de la ville. Je m’enivrerai de ces senteurs, pendant quelques courts instants. Peut-être que tu m’adresseras ce regard et ce sourire que mes humains ne m’accordent plus. Alors, mon cœur débordera d’allégresse.
Je ne partirai jamais avec toi. Car entre nous, se dresse ce maudit portail, celui qui porte les marques de mes griffes rageuses. Celui qui me retient dans ce royaume d’ennui et scelle mon destin. Je ne me roulerai plus dans les flaques, je ne sentirai plus les troncs d’arbres, je ne connaîtrai plus le frisson d’une nouvelle rencontre canine.
Parce que, comme tous les jours, tu rentreras chez toi avec ton ami chien, et tu me laisseras, à regret peut-être, retrouver ma terrasse, d’où je guetterai, éternellement, ton prochain passage.
Elsa Weiss / Cynopolis
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